Les faisans, Saint-Hubert et la justice
Document à la une de novembre 2025
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2025 marque le centenaire de l’attribution du prix Goncourt à Maurice Genevoix (1890-1980) pour son roman Raboliot. Dans cette œuvre emblématique, l’écrivain exalte la liberté farouche d’un braconnier solognot, homme rustique passionné de chasse, qui n’hésite pas à enfreindre les règles et l’autorité pour défendre sa vision du monde. Alors que personne n’ose défier ce bandit solitaire, seul le gendarme Bourrel relève le défi et s’engage à le capturer, coûte que coûte !
Clin d’œil à ce roman considéré comme le chef-d’œuvre de Maurice Genevoix, notre Document à la une nous plonge dans une affaire de braconnage pour le moins rocambolesque, révélée par un dossier d’archives mêlant lettres, témoignages, rapports de police et de justice.
Le saviez-vous ?
Pour écrire Raboliot, Genevoix séjourne plusieurs semaines chez un garde-chasse, dans un petit village du Cher, en immersion totale dans le monde rural qu’il décrit. Attaché au Loiret de son enfance (sa famille s’installe à Châteauneuf-sur-Loire en 1881), il achète et rénove en 1927 la maison des Vernelles située à Saint-Denis-de-l’Hôtel, grâce au prix Goncourt reçu en 1925 et à la vente de son manuscrit.
L’histoire se passe à Marigny-les-Usages par un matin de juin 1930. Deux brigadiers de la répression du braconnage, Bieussat et Lasnier, s’apprêtent à entamer leur tournée. Leur point de départ ? Un renseignement intercepté par les deux hommes :
« Nous avons appris par des personnes dignes de foi qu’un nommé BERNOY, cultivateur au dit-lieu, aurait déniché des nids de faisans, en aurait fait couver les œufs, et chercherait à vendre les faisandeaux qu’il aurait élevé. »
[Rapport de brigadiers chargés de la répression du braconnage au procureur de la République d’Orléans, 21 juin 1930, Archives départementales du Loiret, 199 W 45536 c]
L’enlèvement d’œufs sauvages étant interdit par la loi, les deux agents décident de se rendre à la ferme de Bernois[1], se présentant comme de simples acheteurs de gibiers vivants. Sur place, ils trouvent l’épouse du cultivateur, seule. Celle-ci préfère attendre le retour de son mari, parti aux champs, pour vendre ses faisandeaux.
Mais, se croyant en confiance, Madame Bernois se montre bavarde : elle raconte que son fils, employé à la Compagnie ferroviaire du Paris-Orléans, a trouvé des œufs de faisan le long de la ligne Orléans-Montargis et les a confiés à ses parents pour les faire couver. De cette couvée sont nés vingt-deux faisandeaux, que les Bernois espèrent vendre à bon prix, en raison de la pénurie de gibier à plume cette année-là.
Profitant de ces aveux spontanés, les brigadiers révèlent leur véritable identité à Madame Bernois et l’informent du délit commis. Peu après, vers 13h30, à l’arrivée de Monsieur Bernois, ils sollicitent l’intervention du maire de Marigny-les-Usages, qui procède à la saisie des vingt-deux faisandeaux. Treize d’entre eux, presque adultes, sont relâchés dans un bois voisin tandis que les neuf autres, encore trop petits pour se nourrir seuls, sont confiés à un garde-chasse.
Avant de reprendre leur tournée, les brigadiers avertissent qu’un procès-verbal sera dressé contre le couple de cultivateurs pour dénichage, recel et vente de couvées de faisans.
[1] L’orthographe des patronymes varie selon les documents. Ainsi, Bieussat est parfois écrit avec un seul S, Bernoy apparait tantôt écrit Bernoy ou Berny
Le saviez-vous ?
Le verbe braconner est attesté dès 1228, (dictionnaire de l’Académie française). Il dérive de l’ancien français bracon, qui désignait le braque, race de chien utilisé pour la chasse. À l’origine, le braconnier était le valet chargé de s’occuper de ces chiens. Ce n’est qu’à partir de 1655 que le terme prend son sens moderne de « chasseur illégal sur les terres d’autrui ».
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L’affaire aurait pu en rester là, si des sources croisées ne venaient offrir une version différente des faits — parfois semée de contradictions.
Parmi elles, une lettre manuscrite, non datée et d’auteur inconnu, peut-être un compte rendu d’enquête de la gendarmerie locale : elle rapporte a posteriorile témoignage du couple Bernois. Nous comprenons non seulement que les vingt-deux faisandeaux ne provenaient pas tous de la même couvée — seuls treize d’entre eux, précisément ceux relâchés dans le bois, seraient nés des œufs apportés par le fils Bernois —, mais aussi que le fils n’aurait pas ramassés les œufs le long de la voie ferrée, comme initialement déclaré : il les aurait trouvés directement dans son jardin.
La lettre précise :
« Par les allées et venues continuelles dans son jardin, époque de l’ensemencement, la poule faisane, trop souvent dérangée, aurait abandonné son nid. S’étant aperçu de cet abandon, il n’a trouvé mieux que d’apporter les œufs chez ses parents, qui en font l’élevage depuis plusieurs années. »
[Compte rendu anonyme des déclarations de M. Desclefs, garde-chasse, et du couple Bernois, cultivateurs, [s. d.], Archives départementales du Loiret, 199 W 45536 c]
Une autre source, à laquelle nous reviendrons plus loin, permet en effet de comprendre que les neuf faisandeaux restants — ceux confiés au garde-chasse — étaient issus d’un couple de faisans élevé en basse-cour par les Bernois eux-mêmes.
La différence de croissance entre les spécimens, qui a conduit à leur séparation en deux groupes distincts, tend d’ailleurs à confirmer cette version. Quant à l’origine exacte de la seconde couvée, il demeure difficile de savoir laquelle des versions rapportées par les Bernois est la plus fiable.
Peu importe, sur le moment, le père Bernois sent que la situation tourne mal et comprend que les brigadiers sont sur le point de saisir l’ensemble de son gibier, y compris les faisandeaux issus de son élevage domestique. « Refusant de les laisser enlever sans témoin », ce serait lui qui aurait fait chercher le maire par l’intermédiaire de ses enfants —le couple ayant deux autres enfants mineurs à charge qui jouaient dans la basse-cour à ce moment-là.
Plus tard, une communication du parquet d’Orléans, datée du 11 juin 1931 et dressée en réponse à une plainte du Saint-Hubert Club de France (SHCF), nous apprend que l’affaire a été classée sans suite.
C’est ici qu’il nous faut marquer une pause pour reconstituer les étapes de la procédure, d’autant qu’aucune pièce nouvelle ne figure au dossier pendant près d’un an. L’agent Bieussat est brigadier à la Police judiciaire de Paris, détaché auprès du Saint-Hubert Club de France pour la répression du braconnage. Le brigadier Lasnier, quant à lui, est agent assermenté des Eaux et Forêts, chargé de la lutte contre le braconnage dans le département du Loiret. C’est au nom du SHCF que le rapport initial des deux hommes est établi.
Le Saint-Hubert Club de France est une association de chasseurs fondée en 1902, qui a pour mission de lutter contre le braconnage. Le choix du nom « Saint Hubert » n’est pas anodin — comme la vie du saint, du reste, que nous ne détaillerons pas ici —, mais retenons simplement qu’Hubert était un aristocrate du VIIᵉ siècle, passionné de chasse, devenu au XVe siècle le saint patron des chasseurs.
L’affaire, donc, est classée sans suite. Le SHCF dépose plainte et réclame des explications. C’est dans ce contexte que nous retrouvons la communication du parquet d’Orléans adressée au président du club, apportant les précisions suivantes :
« L’affaire a été classée sans suite, le délit n’étant pas établi. Le rapport de BIAUSSAT ne repose en effet que sur des dénonciations anonymes de personnes soi disant dignes de foi, mais dont il n’est pas possible de contrôler les dénonciations et rien ne permettant alors en présence des explications de BERNY d’établir l’origine délictueuse des faisandeaux élevés chez celui-ci qui n’est pas réputé braconnier et sur lequel de bons renseignements sont fournis et qui est connu dans la région pour posséder un couple de faisans dont il élève les produits. »
[Communication du parquet d’Orléans, le procureur de la République à M. le Président du SHCF, 11 juin 1931, Archives départementales du Loiret, 199 W 45536 c]
En marge du texte dactylographié, des annotations manuscrites au crayon trahissent l’agacement du destinataire : points d’exclamation ou d’interrogation répétés, passages soulignés… Un commentaire lapidaire — « ce n’est pas un argument » — figure même en regard du passage où le procureur avance que les agents du SHCF n’auraient porté plainte qu’en réaction à une procédure engagée par le cultivateur Bernois contre les deux brigadiers.
En effet, une autre pièce du dossier permet de mieux comprendre cette nouvelle situation : dans une lettre dactylographiée datée du 9 juillet 1931, Lucien Bernois s’adresse directement au ministre de l’Agriculture pour l’informer avoir saisi le juge de paix d’Orléans, accusant les brigadiers Bieussat et Lasnier de deux infractions graves. Premièrement, celle de violation de domicile, pour être entrés chez lui contre le gré de sa femme, puis du sien, tout en dissimulant leur identité et leur qualité d’agents. Deuxièmement, celle de saisie arbitraire des vingt-deux faisans dont le couple était, selon lui, légitimement propriétaire. Le coup de fusil revient dans les jambes des tireurs !
Le père Bernois réclame soit la restitution immédiate des animaux, soit une compensation équivalente estimée à 2 000 francs, auxquels s’ajoutent 1 000 francs de dommages-intérêts. Le ton de sa lettre est ferme : il espère « des sanctions sévères contre ces agents que vous estimerez bien certainement ne plus devoir exercer leurs fonctions ».
L’affaire prend donc une nouvelle ampleur et atterrit sur le bureau du ministère de l’Agriculture, qui mandate une enquête à titre de renseignement et pour avis sur ces réclamations. En retour, le rapport de l’inspecteur adjoint à Orléans, daté du 28 août 1931, tranche sans ambiguïté :
· Sur la violation de domicile: la loi du 3 mai 1844 autorise la recherche de gibier chez des aubergistes, marchands de comestibles ou dans des lieux publics. Or, Bernois ayant reconnu vendre des faisans, il est assimilé à un commerçant, et sa cour devient, de fait, un lieu accessible à la recherche. Par ailleurs, au moment où les brigadiers se sont identifiés, Bernois n’a opposé aucune résistance ni demandé leur départ : leur présence était donc tacitement acceptée.
· Sur la saisie des faisans : son irrégularité reste discutable, notamment parce qu’il n’est pas établi si elle a été décidée par les agents ou par le maire.
Le rapport précise également que « M. Bernois reconnaît le délit de colportage d’œufs de faisans ». Nous sommes dans l’incapacité de déterminer le fondement de cette affirmation : les aveux du couple Bernois, consignés dans le rapport initial des brigadiers, suffisent-ils à constituer la reconnaissance du délit ? Ou l’inspecteur opère-t-il un raccourci entre la vente avérée de gibier et le colportage d’œuf ?
En tous cas, sa conclusion est sans appel : le plaignant a bien commis un délit « incontestable et d’ailleurs incontesté », resté sans suite judiciaire en raison du classement de l’affaire par le parquet d’Orléans. Il serait donc, selon lui, « abusif » que Bernois obtienne la condamnation des agents verbalisateurs.
Ce rapport ne constituant qu’un avis, les réclamations de M. Bernois sont renvoyées à l’appréciation de la justice. Aucun document supplémentaire ne permet de savoir si M. Bernois a finalement poursuivi ses démarches ou obtenu gain de cause.
Quoi qu’il en soit, cette affaire démontre que, dans les tribunaux comme dans les campagnes, il n’est pas toujours évident de distinguer le chasseur du gibier !
💡Pour aller plus loin...
- Site internet du Saint-Hubert club de France : www.sainthubertclubdefrance.com
- Podcast « Raboliot par Maurice Genevoix » en écoute libre sur le site de France Culture (première diffusion le 10 novembre 1952 sur la Chaîne Nationale) : www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts
…et aussi, l’exposition présentée du 20 septembre au 19 décembre 2025 aux Archives départementales du Loiret : « Papiers de vert, une histoire de l’environnement dans le Loiret ».
Ce Document à la une est présenté aux Archives du Loiret du 6 octobre au 28 novembre 2025.